« Efficacité énergétique : les technologies de l’information »
Olivier Sentieys, INRIA – Université de Rennes 1 (Enssat Lannion)
Notre « société de l’information » est face à deux enjeux contradictoires. D’une part, nous sommes conscients que les sources d’énergie sont de plus en plus rares et qu’il faut réduire l’impact de la consommation énergétique de l’Homme sur l’environnement. D’autre part, les utilisateurs consommateurs sont toujours en quête de plus d’informations et souhaitent y accéder de façon ubiquitaire. Toujours plus d’objets nomades, tels que nos « smartphones » et tablettes, sont construits et utilisés. Si, en apparence, ils semblent consommer moins d’énergie que nos précédentes machines, leur grand nombre et les infrastructures nécessaires à leur fonctionnement résultent en une augmentation exponentielle dans la part de l’énergie consommée de façon globale sur notre planète.
Il s’agit donc dans ce texte de comprendre quel est l’impact des technologies de l’information sur l’environnement et de trouver des solutions pour que le moindre milliwatt consommé par nos objets high-techs le soit de façon utile et optimisée.
Consommation électrique des puces électroniques
Les puces électroniques se trouvant au cœur de nos objets de haute technologie sont constituées de composants semi-conducteurs – les transistors – et de composants conducteurs – les fils métalliques – qui servent à relier les premiers entre eux. La structure de ces transistors, leur agencement et leur interconnexion permettent de réaliser des fonctions électroniques complexes telles que des processeurs, des mémoires, ou encore des amplificateurs utilisés pour transmettre de l’information par radio-fréquence ou par optique.
Dans les technologies actuelles le canal d’un transistor ne mesure que 28 nm (chaque transistor est 80 fois plus petit qu’une bactérie) et la plupart des fils ont une largeur 50nm. Cependant, un processeur tels que ceux équipant nos ordinateurs contient maintenant plusieurs milliards de transistors et plusieurs centaines de km de fils sur une surface ne dépassant pourtant pas 4 cm2.
Pour bien comprendre d’où vient la consommation électrique d’un objet électronique, il faut d’abord savoir que les transistors vont subir deux sortes de phénomène. Un transistor « fuit », c.-à-d. qu’il laisse passer une faible quantité de courant même lorsque il ne fait rien, on parle alors de puissance consommée en statique. Et un transistor (ou plus exactement une porte logique) consomme de l’énergie lorsque il change d’état (p. ex. lorsque sa sortie passe de l’état logique 0 à l’état logique 1), on parle ici de puissance dynamique.
La puissance totale consommée par un circuit intégré électronique est donc la somme de deux composantes, l’une (statique) liée au nombre de transistors qui composent le circuit, et l’autre (dynamique) liée à l’activité de ces transistors. Un processeur qui peut calculer des milliards d’opérations par seconde aura donc une consommation dynamique plus importante qu’une mémoire qui se contente de stocker de l’information, cette dernière ayant par contre une part de consommation statique bien plus importante.
Une autre notion très importante pour appréhender la consommation des objets de notre société de l’information et l’efficacité énergétique que l’on peut définir comme la quantité d’informations traitées (ou d’information stockée, ou d’informations transmises par radio ou sur le réseau Internet) pour chaque quantité d’énergie consommée. On parle par exemple de Millions d’Opérations Par Seconde par Watt (MOPS/W). L’efficacité énergétique des puces électroniques varie fortement en fonction de l’architecture du processeur considéré. Le tableau 1 montre par exemple diverses caractéristiques, dont l’efficacité énergétique, pour trois types de processeurs : un microprocesseur à très faible consommation utilisé dans les réseaux de capteurs, un microprocesseur pour les « smartphones » et un microprocesseur à haute performance tel que ceux utilisés dans les centres de calcul intensif.
type de processeur | très faible consommation | embarqué efficace en énergie | haute performance |
domaine ciblé | réseaux de capteurs | smartphones | data center |
fabricants | Texas Instruments, ARM | ARM, Intel, Apple | Intel |
exemple | MSP430, ARM Cortex M0 | ARM Cortex A9, Intel Atom, Apple A6 | Intel Xeon |
consommation (en Watts) | 1-5mW | 200mW-2W | 100-150W |
fréquence d’horloge (en Hertz) | 1-20MHz | 500MHz-1GHz | 1-3GHz |
prix | <10€ | 50-100€ | 500-3000€ |
puissance de calcul crête (en millions d’opérations par sec.) | 10MOPS | 1000MOPS | 10-50.000MOPS |
efficacité énergétique | 5000MOPS/W | 500MOPS/W | 50MOPS/W |
Tableau 1 : efficacité énergétique de quelques exemples de processeurs
Dans les technologies à semi-conducteurs actuelles, une opération élémentaire consomme une énergie de 0.5pJ pour une addition à 2.5pJ pour une multiplication. Un accès à la mémoire interne d’un circuit consommera environ 10pJ, tandis qu’un accès à une mémoire externe en consommera jusqu’à 200 fois plus. Exécuter une opération de 2pJ d’énergie à une fréquence de 1GHz représente une consommation moyenne de 2mW, soit environ mille fois moins que l’énergie d’un processeur embarqué et plus de cent mille fois moins qu’un processeur de nos ordinateurs. Il existe donc une marge très importante de réduction de la consommation électrique de nos objets.
Réduire la consommation énergétique des puces électroniques, au delà de son utilité sociétale de diminution de l’impact énergétique des technologies de l’information sur l’environnement, possède de nombreux intérêts pour les composants et les objets eux-mêmes. Par exemple, les températures élevées des processeurs à haute performance en fonctionnement (~100°C) réduisent fortement leur durée de vie et augmentent leur probabilité de tomber en panne, et ce de façon exponentielle. Ces problèmes thermiques impliquent des techniques de refroidissement très coûteuses qui consomment elles-mêmes une énergie supplémentaire. Un autre exemple concerne nos objets nomades où une réduction de l’énergie permet d’embarquer moins de batteries et de les recharger moins souvent. Moins d’encombrement et de poids permet d’envisager des designs toujours plus sophistiqués et constitue donc un avantage marketing tout à fait considérable.
Des data centers aux réseaux de capteurs
Les technologies de l’information utilisent des circuits électroniques dans des applications aussi variées que les « data centers », les réseaux mobiles ou encore ce que l’on appelle les réseaux de capteurs. Dans toutes ces applications la consommation d’énergie est devenue une contrainte de premier plan et sa réduction un véritable challenge scientifique et technologique.
Data centers
Un centre de traitement des données – ou data center en anglais – est un espace où des entreprises telles que Google, Amazon, Facebook ou encore Orange pour la France traitent des données issues d’utilisateurs connectés à Internet en leur offrant des services divers. Par exemple, une recherche de mots clés sur Internet transite depuis votre ordinateur pour être traitée dans un des nombreux centres de calcul de Google avant que la réponse ne vous soit retournée. Ces centres sont principalement constitués de centaines de machines associées à un complexe système d’alimentation électrique et de climatisation. Ce type de centre a par exemple traité plus de 9 zettaoctets (1 zettaoctet = 1021 octets) d’information en 2008 et ce chiffre est prévu pour doubler tous les deux ans. Chaque jour une entreprise comme Facebook traite environ 100 teraoctets de données issues de ses utilisateurs et plusieurs centaines de teraoctets d’images. De façon similaire, 48 heures de contenu vidéo sont chargées chaque minute sur les serveurs de YouTube. Tous ces traitements représentent par exemple plus de 3 TWh de consommation annuelle en France. Le coût énergétique annuel est plus cher que les serveurs eux-mêmes et la facture énergétique de Google représente plus de 2M$ par mois. Réduire la consommation de ces centres est donc un enjeu majeur pour l’Internet du futur.
Réseaux cellulaires
Un réseau cellulaire est l’infrastructure de télécommunications qui permet à nos téléphones mobiles de dialoguer entre eux ou de se connecter à Internet. 60 à 80% de l’énergie totale consommée par un réseau cellulaire, comprenant des terminaux mobiles, des stations de base et l’infrastructure des opérateurs, est utilisée pour l’accès au canal radio.
Transmettre une information élémentaire par radio consomme environ 100.000 fois plus d’énergie que cette même information transitant entre deux ordinateurs connectés au cœur du réseau Internet. Cette surconsommation est réduite d’un facteur 100 à 1000 lorsqu’on considère un accès Internet depuis le domicile au travers d’une « box » ADSL, mais il reste encore de nombreuses possibilités de réduire l’énergie consommée pour la transmission de chacun de nos octets.
Le cœur du réseau internet a de nos jours une capacité d’environ 10nJ/bit transmis (soit environ 10W pour transmettre 1GOctets à un débit de 1Gbit/s). Ces chiffres correspondent au routage des données entre nos ordinateurs, télévision, etc., et entre les centres de traitement de données en utilisant principalement du transport de l’information sous forme optique et électronique. Il a été récemment montré que des réductions de plusieurs ordres de grandeur sont possibles en utilisant de nouvelles techniques et technologies opto-électroniques pour la transmission tels que des schémas de modulation ou de codage de l’information plus efficaces inspirés d’ailleurs de ce qui se fait dans le domaine de la radio. 1pJ/bit transmis paraît un objectif atteignable d’ici 2020.
Réseaux de capteurs
Le domaine des réseaux de capteurs sans fil, apparu au début des années 2000, est sans doute un des domaines des technologies de l’information ayant le plus fort potentiel de croissance économique pour les années à venir. Un « capteur » est en fait un petit objet, puisant dans l’idéal son énergie dans son environnement (lumière ambiante, chaleur, vibrations), capable de capter et de traiter diverses informations (allant de la simple température ambiante au taux de sucre de votre sang) puis de les transmettre sans fil à un autre capteur ou au réseau Internet. Ces objets, potentiellement des milliards, connectés entre eux sont un nouveau paradigme connu sous le terme « d’Internet des objets » qui permet de récolter des informations issues de l’homme et de son environnement, ouvrant ainsi vers des actions permettant d’améliorer ses conditions de vie.
D’abord utilisés par les chercheurs pour surveiller l’environnement ou la faune et la flore d’espaces naturels ou cultivés, ils trouvent aujourd’hui de nombreuses applications civiles d’utilité publique. Le bâtiment intelligent en est un exemple où le déploiement d’un ensemble de capteurs permet de diminuer la consommation d’électricité par une meilleure gestion du chauffage ou de la climatisation et un éclairage adaptatif. Dans le domaine médical, de nombreux capteurs physiologiques peuvent être disposés sur l’ensemble du corps humain, appliquer un traitement local ou rapatrier l’information vers un terminal qui aidera le personnel médical à prendre des décisions. Ceci peut permettre de réduire l’encombrement des hôpitaux en fournissant un monitoring à domicile, mais aussi une intervention rapide de secours en cas de détection de chute ou de modification des paramètres physiologiques vitaux. Ou encore, dans un futur qui n’est pas si lointain que cela, un capteur miniature inséré sous la peau sera capable de mesurer le taux de sucre de personnes diabétiques en temps réel et de leur administrer l’insuline nécessaire à leur bien être.
Pour revenir à un des points présentés précédemment, il est possible d’utiliser un réseau de capteurs pour optimiser l’énergie d’un data center. Une expérience récente a permis d’équiper un centre de plus de 3000 capteurs de température, d’humidité ou de pression et d’en optimiser l’énergie en gérant de façon intelligente la ventilation et l’air conditionné. Plus de 8 TWh ont ainsi été économisés en un an, représentant une économie de plus de 700.000$.
Pistes d’amélioration de l’efficacité énergétique
L’observation de l’efficacité énergétique du cerveau humain est une preuve que construire des systèmes plus efficaces en énergie est possible. Notre cerveau consomme environ 20W de puissance pour effectuer des raisonnements puissants, alors qu’une machine complexe demanderait jusqu’à 20MW (mégawatt) pour en simuler son fonctionnement. Cependant, l’inverse de cette constatation est également vrai. Un processeur avec un budget de 20W peut effectuer plusieurs dizaines de milliards d’opérations par seconde tandis que notre cerveau ne pourra en effectuer que quelques unes pour les plus doués d’entre nous.
Ceci appelle à une donnée fondamentale de l’efficacité énergétique : plus une machine sera spécialisée pour la tâche qu’elle aura à faire, moins elle consommera de l’énergie. Par exemple, une puce spécialisée dans le traitement des données pour la transmission radio consommera jusqu’à un million de fois moins que si ce traitement est effectué dans un centre de données sur un processeur généraliste. C’est ce constat qui rend possible les traitements complexes, p. ex. le décodage d’une séquence vidéo issue d’un réseau sans-fil, sur nos smartphones avec une autonomie et une mobilité suffisantes, et sans qu’ils se transforment en chauffage pour nos poches de pantalon. Cette spécialisation de la machine est aussi tout à fait applicable aux centres de calcul dont les tâches appartiennent finalement à une famille connue de traitements tels qu’encoder une vidéo, crypter un flux d’informations ou filtrer des données issues d’un disque dur. Il est donc tout à fait possible d’envisager des augmentations de plusieurs ordres de grandeur de l’efficacité énergétique des centres de traitement des données.
Du coté des petits objets communicants, une réduction ultime de l’énergie est indispensable si on veut imaginer des objets puisant leur énergie au sein même de leur environnement. L’énergie que l’on peut récupérer dans l’environnement est directement liée à la taille ou au volume de l’objet. 1cm2 de matériaux peut par exemple puiser autour de 100mW à partir de la lumière ambiante ou 60 mW à partir de la chaleur humaine (ou plus exactement de différence de température). La quantité de puissance tombe à quelques micro-Watts si on considère des vibrations sur une personne se déplaçant. Les objets autonomes en énergie représentent un domaine de recherche en pleine émergence, devant conjuguer des forces et des compétences telles que les nanotechnologies, le traitement de l’information et l’informatique, et il reste du chemin à parcourir pour que nos compagnons numériques du futur puissent être à bilan nul de puissance (zero-power systems).
Figure 1 : inside Google data center
Figure 2 : carte thermique d’un processeur décodant une vidéo avec et sans gestion de l’énergie